#3 Les entretiens TeleCoop - Agnès Crepet, responsable de l’ingénierie logicielle chez Fairphone

Entretiens TeleCoop

· TeleCoop
Lecture :

1️⃣ Comment est née l’aventure Fairphone et quand l’as-tu rejointe ?

Fairphone est d’abord né comme une campagne de sensibilisation autour des minerais dits « de conflit » : l’or, l’étain, le tantale, le tungstène. Ces métaux financent des conflits armés, notamment en République démocratique du Congo.

Entre 2010 et 2013, Fairphone a mené de nombreuses initiatives militantes entre le Congo et les Pays-Bas. Puis en 2013, Fairphone est devenu une entreprise sociale, un peu comme une SCOP en France, même si ce n’est pas tout à fait la même chose !

L’idée était simple : nous sentions que les campagnes activistes étaient utiles, mais peut-être insuffisantes. En agissant de l’intérieur, en devenant nous-mêmes fabricant de téléphones, nous pouvions avoir un impact plus important !

De mon côté, je suis arrivée chez Fairphone en 2018, cela fait bientôt 7 ans ! Mon rôle, c’est l’ingénierie logicielle : je m’occupe de lutter contre l’obsolescence logicielle pour prolonger la durée de vie des téléphones.

2️⃣ Quelle était l’ambition première de Fairphone ?

L’ambition était de créer une filière pour des minerais plus équitables, qui ne financent pas de conflits armés.

Très vite, nous avons compris que l’enjeu c’était de produire moins et de prolonger la durée de vie des téléphones afin de limiter les impacts négatifs.

Dès la deuxième génération, nous avons imaginé un design modulaire et réparable. En passant d’une durée de vie moyenne de 2 ou 3 ans à 7 ou 8 ans pour un Fairphone, nous divisons quasiment par 2 les émissions de gaz à effet de serre car la majorité des émissions vient de la production et de l’assemblage.

3️⃣ Qu’est-ce que ça change par rapport aux autres fabricants ?

Sur la longévité, certaines marques commencent à suivre, mais surtout parce qu’il y a maintenant une législation qui l’impose. Par exemple, la directive européenne sur l’éco-conception, votée le 20 juin 2025, rend obligatoire le maintien logiciel pendant 5 ans après la fin des ventes.

Nous poussons ces lois, car en tant qu’acteur industriel qui fait différemment, nous prouvons que c’est possible.

Sur la partie sociale, c’est plus compliqué. Il y a encore peu de lois et parfois, cela peut même aggraver la situation. Je pense à la loi Dodd-Frank aux États-Unis en 2010, qui a conduit au boycott de la RDC et au développement de marchés noirs encore plus violents.

Notre approche, au contraire, c’est d’être sur le terrain, de travailler avec les communautés minières artisanales. Nous avons créé une alliance pour un cobalt équitable, pour que les familles des mineurs vivent mieux, soient mieux payées et que leurs enfants puissent aller à l’école.

4️⃣ Est-ce que d’autres fabricants vous suivent ?

Pas vraiment. Sur la partie sociale, nous restons encore les seuls à mettre en place de vrais revenus décents, les « living wages », dans les chaînes d’assemblage.

Concrètement, cela double souvent le salaire des ouvriers et améliore fortement leurs conditions de vie. Mais aucun autre fabricant ne nous a rejoint sur ce point. Une petite victoire quand même : un de nos fournisseurs a décidé, de lui-même, d’appliquer ces salaires décents dans son usine après avoir travaillé avec nous.

5️⃣ Comment luttez-vous contre l’obsolescence logicielle ?

C’est une vraie bataille. Beaucoup de téléphones deviennent inutilisables alors qu’ils fonctionnent encore parfaitement côté matériel. Un sondage a montré que près de la moitié des utilisateurs gardent un téléphone qui ne fonctionne plus totalement et que 60 % des problèmes viennent du logiciel.

Nous faisons le choix de maintenir nos téléphones très longtemps. Par exemple, nous avons soutenu le Fairphone 2 pendant sept ans, et l’avant-dernier modèle bénéficie de dix ans de support logiciel.

C’est complexe : un téléphone contient environ 200 composants et beaucoup ont leur propre couche logicielle, un firmware, qui peut devenir rapidement obsolète.

Nous prenons la responsabilité de maintenir ces éléments dans la durée, en récupérant les sources, en négociant avec les fabricants pour obtenir les licences. Et nous publions un maximum en open source, pour que les réparateurs aient accès aux schémas électroniques !

6️⃣ Et côté usage, comment sensibilisez-vous le public et vos clients ?

Nous misons beaucoup sur la réparabilité, le fameux DIY, le « fais-le toi-même ».

Nous voulons que ce soit simple : changer un écran, une caméra ou une batterie doit prendre 5 à 10 minutes. Cela démocratise la réparation et aide chacun à comprendre la complexité d’un objet, donc à le respecter davantage. Je prends souvent l’exemple de ma tante Ginette, 85 ans, qui est en mesure de réparer son Fairphone : changer une vitre, une batterie, etc.

C’est ça la réparabilité que nous cherchons : la capacité de réparer son téléphone Fairphone !

Et pour cela, nous mettons à disposition des tutoriels, une application avec des conseils, et nous publions tout en open source pour encourager les usages alternatifs.

Certains transforment même de vieux Fairphones en micro-ordinateurs !

7️⃣ Comment faites-vous pour faire vivre ce modèle sur le plan économique ?

Nous devons trouver un équilibre. Nous sortons un nouveau modèle tous les deux ans environ, non pas pour pousser nos clients actuels à changer, mais pour attirer de nouveaux clients qui ne veulent pas d’un téléphone déjà âgé de 4 ou 5 ans. En parallèle, nous incitons toujours nos utilisateurs à garder leurs appareils.

Les mises à jour pour les anciens modèles sortent en même temps.

Notre slogan est simple : le téléphone le plus responsable, c’est celui que vous avez déjà !

8️⃣ Quelle est ta vision pour la téléphonie et le numérique de demain ?

Quand j’ai rejoint Fairphone, j’étais encore dans un engagement fort autour de projets alternatifs et plus radicaux.

Aujourd’hui, je crois qu’un secteur de la “tech” plus conscient et responsable peut vraiment devenir grand public, notamment grâce aux directives européennes et aux nouveaux acteurs qui émergent comme Murena, Commown ou TeleCoop.

Ce ne sont plus seulement des militants qui achètent responsable, et c’est tant mieux !

Du côté Fairphone, nous restons lucides : nous ne serons jamais totalement souverains en Europe, mais nous pouvons construire une chaîne d’approvisionnement plus respectueuse, et ça, c’est déjà une vraie différence !

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